La poésie en classe d’espagnol

Maria-Alice Médioni

Secteur Langues GFEN

Centre de Langues – Université Lyon 2

Article publié dans la revue Dialogue du GFEN

Dossier : L’éducation nouvelle est-elle populaire ?

n° 112-113, juin 2004 (p. 47-49)

La culture des enseignants d’espagnol, depuis longtemps déjà, les porte à ne pas séparer la question de la langue de celle de la civilisation, des oeuvres d’art. C’est ainsi que les manuels d’espagnol proposent des documents authentiques — tableaux de Picasso, de Miró ou de Goya, poèmes de Lorca ou de Machado, etc. — qui peuvent être des supports à la pratique de la langue dès les premières semaines d’apprentissage. Les goûts personnels, les passions de l’enseignant transparaissent, tout autant que ses objectifs linguistiques, dans le choix des documents qu’il propose à ses élèves. Mais ces deux entrées — les goûts personnels ou les objectifs linguistiques — peuvent ne pas suffire à l’élaboration de séquences susceptibles d’entraîner l’activité des élèves et l’apprentissage. Qui plus est, une certaine pratique de la poésie à l’école, conçue comme un objet admirable pour lequel il faudrait laisser libre cours à la sensibilité — l’art étant émotion — ou comme objet à commenter essentiellement dans ses aspects stylistiques, peut déboucher sur l’ennui, le décrochage, voire le dégoût de la part de certains élèves. Attendre les réactions des élèves face à ce qui peut paraître passionnant et riche pour l’enseignant, les inviter à “vibrer” avec le poète, peut se révéler un exercice douloureux pour tout le monde, pour les élèves, comme pour l’enseignant. Il n’est pas simple, pour les élèves, d’entrer dans le travail de création de la langue et de l’imaginaire. Cela nécessite, de la part de l’enseignant, un travail d’appropriation du texte qui lui permette d’en comprendre les enjeux possibles à faire construire, et de créer, à son tour, une situation suffisamment insolite pour que ses élèves puissent, tous, s’emparer de l’intérêt et de la beauté de ce qui leur est proposé. Voici deux exemples qui peuvent illustrer ces deux pôles et les deux propositions de travail qui les accompagnent.

Un coup de coeur de l’enseignant : Palabra de Octavio Paz 1
C’est un poème très difficile pour des élèves, même en second cycle ou pour des étudiants de niveau DEUG, non spécialistes. Même s’ils peuvent en comprendre les mots, ils sont loin de comprendre le texte, les métaphores, les évocations…

Palabra

Palabra, voz exacta

y sin embargo equívoca ;

obscura y luminosa ;

herida y fuente : espejo ;

espejo y resplandor ;

resplandor y puñal,

vivo puñal amado,

ya no puñal, sí mano suave : fruto.

(…)

1 Octavio Paz (1914-1998), poète mexicain, fondateur de plusieurs revues, participe à la Guerre civile en Espagne, se lie aux surréalistes, a toujours eu une intense activité littéraire et politique. Son oeuvre est à la fois ancrée dans la réalité mexicaine mais s’ouvre à toutes les formes de culture. Prix Nobel de littérature en 1990.

La seule possibilité pour l’enseignant, s’il veut faire partager sa passion, c’est de faire travailler justement les images et les évocations. Mais avant, il faut faire construire la cohérence dutexte qui peut apparaître totalement décousu aux yeux des élèves.

Phase 1

Il s’agit donc, dans un premier temps de donner l’occasion aux élèves de prendre conscience que ce poème n’est pas qu’une juxtaposition de mots ou d’expressions mais que l’énumération faite par le poète n’est pas due seulement au hasard, qu’elle est le fruit d’une élaboration. Pour cela, la remise en ordre d’éléments épars va permettre de reconstruire une structure qui sera analysée par la suite.

Le poème comportant cinq strophes, les élèves sont répartis en cinq groupes : chaque groupe travaille sur une strophe différente L’enseignant donne à chaque groupe les vers d’une strophe, découpés, en désordre, dans une enveloppe. Prévoir d’agrandir les fragments pour qu’ensuite cela puisse être affiché.

Consigne : “Vous avez à votre disposition les vers d’une strophe correspondant au poème d’Octavio Paz, intitulé “Palabra“. Vous devez reconstituer la strophe et expliquer vos choix”.

Phase 2

Mise en commun. On justifie. Cette phase est très importante pour la construction du sens. Les élèves vont devoir trouver des arguments pour expliquer l’ordre qu’ils ont choisi. Ils vont “expliquer” la strophe à leurs camarades qui pourront réagir s’ils ne comprennent pas. Les explications des uns peuvent éclairer ou, tout au contraire, entrer en contradiction avec le travail des autres. Il faudra laisser s’exprimer toutes les hypothèses. L’enseignant ne donne pas la réponse. Il fait travailler le sens.

La consigne suivante — “Dans quel ordre va-t-on mettre maintenant ces strophes ?” — a pour objet de pousser encore plus loin le travail sur la cohérence. Il y a obligatoirement débat entre les élèves, surtout si l’enseignant joue son rôle de “relanceur” par des questions d’explicitation ou en faisant jouer les contradictions entre les différents groupes. L’objectif n’est pas de trouver l’ordre “exact” mais de s’engager dans une construction de sens.

Phase 3

Découverte du texte d’Octavio Paz.

Consigne : Réactions.

La découverte du poème original permet de confirmer les hypothèses, d’éclairer les points obscurs ou d’ouvrir d’autres perspectives. En faisant ce travail, les élèves entrent dans une lecture active du texte, dans un effort de compréhension rendu possible par le travail qui a précédé. Ils sont moins découragés par la difficulté que s’ils avaient été confrontés au poème de but en blanc.

Phase 4

Après ce travail sur la structure du poème, il s’agit de revenir sur les images, les sensations et les sentiments exprimés par le poète, qui peuvent apparaître totalement opaques à la plupart des élèves, même si le travail sur la structure a déjà permis de lever certaines obscurités. On utilisera pour cela, un petit atelier d’arts plastiques.

Consigne : “Vous allez représenter plastiquement cette strophe. Vous avez à votre disposition peinture, pastels, fusains, feutres, etc. Travail individuel : premiers projets

Négociation et réalisation collective d’une production qui rende compte de la réflexion de chacun.

Phase 5

Affichage Chaque groupe commente sa réalisation plastique, en relation avec le texte. En expliquant comment ils s’y sont pris pour exprimer telle image, tel écho, telle sonorité — ou pourquoi ils n’ont pas pu représenter un élément de la strophe —, ils poursuivent “l’explication” du poème. Chacun profite en même temps, comme dans les phases précédentes de l’éclairage des autres groupes.

Phase 6

Retour au texte Lecture silencieuse.

Consigne : “Ce que je préfère dans ce poème, ce qui m’attire le plus, ce qui me dérange, etc. c’est…” C’est seulement à ce moment-là que les élèves sont en capacité d’exprimer un point de vue personnel sur le texte, qu’ils pourront étayer en puisant dans le travail réalisé. Cette consigne peut donner lieu à un travail écrit.

Phase 7

Evaluation. L’atelier se termine par un moment où on fait le point sur ce qu’on a appris et comment on l’a appris.

Un poème “bien pratique” : Andalucía de O. Herrera Marín

Cette fois-ci, tout au contraire, il s’agit d’un poème “facile” — pas de vocabulaire “savant”, pas de métaphores trop audacieuses, pas de procédés stylistiques trop “ambitieux” — qui séduit parce qu’il permet de parler de l’Andalousie, de ses paysages, de ses villes principales, de ses richesses, etc. avec des élèves de collège ou peu confirmés à l’université. Une aubaine pour allier langue et civilisation. Après une lecture plus attentive, l’enseignant peut ressentir une certaine déception : ce poème ressemble fort à un inventaire. Une fois que les élèves auront retrouvé le nom des villes, les auront situées sur la carte, auront découvert le nom des quatre chaînes de montagne principales de l’Andalousie ou que la richesse de Jaén, ce sont ses oliviers ; se seront souvenu des monuments les plus célèbres — l’Alhambra de Grenade, la mosquée de Cordoue, la Giralda de Séville —, auront évoqué les couleurs chaudes de cette terre, les taureaux, la mer et le soleil — ce qui n’est pas rien —, que faire d’autre ? Notre ambition, avec nos élèves, ne se limite pas à faire reconnaître des objets ou de la langue, ni à illustrer ou faire répéter. Nous voulons leur faire faire des découvertes, leur permettre de créer — dans la langue aussi — leur faire aimer, pourquoi pas, ce que nous aimons…

Phase 1

Dans un premier temps, il s’agit de “corser” un peu l’affaire pour ne pas se contenter de faire correspondre un nom avec un lieu. On essaiera donc de faire entrer les élèves dans une recherche de sens. Pour cela, on distribuera le poème tronqué (texte à trous)

Andalucía

Es mi Andalucía, el sur

y el norte de España.

Jaén el de………………

Granada la de ……………

………… y Almería,

…………… y Sevilla.

Gata y la …………

la Mezquita y la ………….

Tierra de …………

de ……… y de …………

Dehesas de …………

…………… y …………….

Tierra de …………

claveles y …………

Tierras de cobre,

de ………… y ………….

Cádiz y Huelva,

la ………… y el Coto.

El ………… y la …………

de mi Andalucía.

Sierra ……………,,

Serranía de …………

Sierra de …………

Y Sierra …………

Andalucía,

tú eres poesía y …………,

tú eres pincel y …………,

tú eres… la ………… de España.

Consigne : “Vous allez devoir compléter ce poème. Lisez-le silencieusement. Vous devez déjà avoir des hypothèses à propos des éléments manquants”. Mise en commun des hypothèses. Les élèves, même après quelques mois d’espagnol, ne sont pas totalement démunis dans le domaine qui nous occupe : ils ont des représentations et des connaissances, même partielles, de l’Andalousie. L’enseignant ne valide pas les hypothèses, il les sollicite, en acceptant les erreurs et fait réfléchir par des questions qui obligent à préciser ce que l’on veut dire et

pourquoi on le dit. Les autres élèves de la classe peuvent réagir pour confirmer ou infirmer une hypothèse. S’il y a contradiction ou désaccord, l’enseignant annonce que la phase suivante va permettre de vérifier et de compléter ce qu’on vient de dire.

Phase 2

Il s’agit maintenant de mettre en recherche pour se constituer une connaissance plus précise du thème abordé et pouvoir compléter le poème. L’enseignant met à disposition des documents variés sur l’Andalousie : cartes postales,dépliants touristiques, cartes, etc.

Consigne : “A l’aide de ces documents, complétez au mieux ce poème”

Travail individuel. Puis en petits groupes. L’enseignant peut préparer des affiches — une par groupe — où il a reproduit en grand le poème tronqué, pour gagner du temps, en évitant que les élèves aient à recopier.

Phase 3

Présentation des différentes productions et argumentation. Chaque groupe va expliquer ses hypothèses et ses choix, en justifiant, à l’aide de la documentation utilisée ou de ses connaissances remobilisées à cet effet.

Phase 4

Découverte du poème original. Réactions Intérêt du poème (commentaire). A présent, ce n’est plus un inventaire. Les élèves prennent conscience des choix du poète par rapport à ceux qu’ils avaient eux-mêmes opérés, des figures de style qui ont été d’ailleurs, pour eux, des points d’appui pour le travail qu’ils avaient à faire.

Phase 5

Consigne : “Qu’est-ce que ce travail a permis d’apprendre ?”. C’est une occasion de reformulation pour les élèves et d’appropriation des différentes éléments apportés par le poème.

Phase 6

Prolongement possible : chacun ou chaque groupe choisit une autre région d’Espagne et écrit un poème, à la manière de… Apprécier ou aimer la poésie, c’est pouvoir approcher le processus de création. La trop grande difficulté, tout comme l’apparente évidence, brisent l’élan et le mystère de la poésie. Il ne suffit pas d’inviter à vibrer, en communiant avec la beauté du texte. Il s’agit de permettre d’accéder à un univers souvent peu familier à la plupart de nos élèves.